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Prototypes du Leica

(dont les UR Leica) - 1913-1920

samedi 6 mai 2006, par Jean D.

Père et fils : Ernst Leitz I (1843-1920) et Ernst Leitz II (1871-1956)

Deux portraits de l’ingénieur Oskar Barnack (1879-1936)

Le nom "Leica" résulte de la contraction des mots "Leitz" et "camera" (d’abord "Leca", puis "Leica" en 1925). L’appareil photographique Leica est né de la collaboration, lors de la première moitié du XXe siècle, entre l’ingénieur Oskar Barnack et l’industriel Ernst Leitz II (deuxième d’une dynastie), au sein d’une entreprise d’optique et de mécanique réputée établie à Wetzlar, petite ville de la province de la Hesse située à une cinquantaine de kilomètres de Francfort. Cette entreprise, fabriquant essentiellement des microscopes, fut fondée en 1869 par Ernst Leitz père, lui-même mécanicien de précision ("Optische Werke Ernst Leitz") ; ce dernier avait repris à son compte une manufacture de microscopes établie en 1849 par l’opticien Carl Kellner, qui l’avait recruté en 1864.

L’origine : un simple accessoire de cinéma !

Oskar Barnack (antérieurement chez Carl Zeiss) fut embauché en 1911 et devint rapidement chef du service "Recherche". À partir de 1913, il s’intéressa à la conception d’une caméra de prises de vues cinématographiques et fut confronté au problème de l’étalonnage des films, dont les caractéristiques n’étaient à l’époque pas constantes. L’ingénieur eut l’idée de construire un appareil miniature destiné à des tests pour la détermination du temps de pose : ce boîtier servirait à exposer des images fixes sur une petite longueur de film cinématographique bobinée à l’intérieur. En cinéma 35 mm, une image porte sur 4 perforations du film ; pour en augmenter la qualité, Barnack décida de doubler ce format en faisant porter l’image sur 8 perforations (moins un millimètre de part et d’autre pour séparer les images) : le 24x36 mm était né !

Oskar Barnack était asthmatique, de santé fragile ; cette maladie entraîne un essoufflement rapide à l’effort. Photographe amateur appréciant les randonnées, il peinait sous le fardeau de sa chambre photographique en bois (de format 13x18 cm) et de ses châssis recevant des plaques de verre qu’il emportait lors de ses promenades dominicales dans les forêts de Thuringe, au début du siècle : il songeait déjà à réduire le format de l’image... On peut penser - sans risque de se tromper - que cette maladie grave et invalidante le dissuada de continuer à porter ces charges qui l’épuisaient, d’autant qu’au début du siècle dernier aucune thérapeutique efficace n’existait pour combattre et soulager les effets de cette affection. Voilà comment une maladie handicapante incita l’inventeur de ce "posemètre" à le transformer en un appareil qui, pendant un siècle, allait révolutionner la photographie...

Les deux Ur-Leica

À cette époque, les plaques photographiques étaient généralement utilisées "au format", tirées le plus souvent par contact. Oskar Barnack eut l’intuition que l’usage de son petit appareil pourrait être étendu à la photographie générale : il misa sur l’agrandissement des images au tirage, à partir de négatifs de petit format (une idée qui lui était venue dès 1905). Les premiers essais eurent lieu en 1914 : des images d’une qualité étonnante, en raison de la finesse du grain du film cinématographique !
Le premier prototype (1913) est dénommé Ur-Leica, d’après un préfixe allemand signifiant "primitif", ou "originel". Ernst Leitz II, qui éprouvait de la sympathie pour Barnack et s’intéressait aux recherches de l’ingénieur, aussi modeste que talentueux, déposa un brevet le 12 Juin 1914 et emporta peu après un deuxième prototype analogue lors d’un voyage aux Etats-Unis d’Amérique. Le premier Ur-Leica est conservé dans le musée de Leica Camera, la localisation du deuxième est inconnue.

Wetzlar : la place du Marché, photographiée par Oskar Barnack avec le Ur-Leica (1914)

L’obturateur est dit "focal" (il circule très près du film) mais ne comporte qu’un seul rideau de toile caoutchoutée de 140 mm de longueur sur 35 mm de largeur, dans lequel une ouverture rectangulaire de 25x38 mm est ménagée. Ce rideau s’enroule sur deux tambours, situés de part et d’autre de la fenêtre délimitant l’image. Deux vitesses sont prévues, selon la tension appliquée au ressort animant le défilement de ce rideau : de l’ordre de 1/20ème et 1/40ème de seconde ; cette dernière correspond à la vitesse d’obturation d’une caméra de prises de vues cinématographiques à la cadence de 16 images par seconde. L’armement de l’obturateur est couplé avec l’entraînement du film (inhabituel à l’époque), ce qui évite les surimpressions ; en raison de l’ouverture permanente du rideau, l’objectif doit être couvert lors de cette opération afin de ne pas voiler le film, au moyen d’un petit volet rond basculant. En façade, un compteur indique le nombre de vues exposées, gradué jusqu’à 50 (ce nombre est supérieur à la capacité du boîtier). Le film n’est pas conditionné dans un magasin, mais doit être enroulé sur une bobine débitrice et chargé dans l’obscurité ; après les prises de vue, le film n’est pas rembobiné et la bobine réceptrice doit être extraite en chambre noire.
La ceinture, le capot et la semelle de l’appareil sont en aluminium peint en noir ; la ceinture porte latéralement, à mi-hauteur, deux tétons destinés à recevoir une courroie de cuir. Une ouverture rectangulaire est ménagée à l’arrière de la ceinture, obturée par une tôle de laiton (fixée par quatre vis) portant le logo d’alors, "aux lentilles stylisées" (il s’agit du schéma d’un condenseur de microscope, breveté en 1911). Cette trappe permettait certainement d’établir le calage d’un nouvel objectif expérimenté, en examinant l’image sur un verre dépoli.
Le premier Ur-Leica fut d’abord équipé d’un objectif Kino-Tessar de Zeiss (prélevé sur une caméra cinématographique), puis d’un Leitz Milar f:4,5/42 mm en monture rentrante. Ce dernier permet la mise au point de un mètre à l’infini ; son diaphragme est manœuvré par un "doigt", quatre indications sont gravées (5, 7, 10 et 13) correspondant au diamètre en millimètres de l’ouverture de l’iris.
Le boîtier ne comporte pas de viseur mais une glissière permet d’en placer un, de type iconomètre (simple cadre métallique avec œilleton).

Portrait du fondateur Ernst Leitz I par Oskar Barnack, avec le Ur-Leica (1917)

Plusieurs caractères du futur Leica sont préfigurés par le Ur-Leica : le carter enveloppant l’appareil (ceinture monobloc le rigidifiant) imposant le chargement du film par la base, l’obturateur à rideau en toile caoutchoutée, le couplage de l’armement de l’obturateur et de l’entraînement du film, l’objectif rentrant et le compteur de vues. La première guerre mondiale survint, mais l’idée demeura...

Le prototype n° 3 : fente de largeur variable

Un troisième prototype a été construit par Barnack entre 1918 et 1920, qui conserve ces caractères du Ur-Leica et annonce la future "Nullserie" (31 appareils fabriqués en 1923). Modification importante : contrairement à celui des deux Ur-Leica, l’obturateur du troisième prototype permet une gamme de vitesses variée sans modifier délibérément la tension du ressort, car car il comporte deux rideaux ménageant entre eux une ouverture rectangulaire (ou "fente") de largeur variable ; ces rideaux sont reliés entre eux par deux rubans.
Le bouton permettant de choisir entre ces vitesses, situé sur le capot, indique six graduations (dont cinq vitesses d’obturation) :
Z - 1,8 - 15 - 25 - 35 - 50
La première est l’initiale du mot "Zeit" signifiant "temps", en l’occurrence la "pause" (obturateur maintenu ouvert).
Ces graduations semblent refléter un compromis entre la largeur de la fente et la variation de la tension du ressort que cette largeur induit : ainsi, sur la graduation 50, la fente ne mesure que 38 mm. Un deuxième bouton, également situé sur le capot, sert probablement à compenser cette tension afin qu’elle demeure stable quelle que soit la largeur de la fente.
De même que chez le Ur-Leica, l’objectif doit être couvert lors de l’armement (la fente de l’obturateur demeurant permanente), et le film doit être chargé dans l’obscurité (pas de magasin). Cet objectif a disparu, laissant un orifice béant.
La ceinture du troisième prototype est en aluminium gainé de vulcanite (caoutchouc vulcanisé, procurant une bonne préhension), le capot et la semelle sont en laiton laqué noir. La semelle comporte une plaque presse-film, fixée à angle droit ; elle est appliquée sous la ceinture par une large vis centrale s’engageant dans la base du châssis.
Ce prototype possède un viseur de type iconomètre, à cadre et œilleton rabattables dans une dépression rectangulaire du capot.
Comme chez le Ur-Leica, un compteur de vues est situé en façade, et la ceinture comporte deux tétons destinés à arrimer une courroie en cuir.

Les prototypes d’une ère nouvelle

Chez Leitz, Oskar Barnack réussit magistralement son ancien projet de réduction du format de l’image ; il utilisa beaucoup ses prototypes, montrant même des qualités de reporter en photographiant, par exemple, la crue de la rivière Lahn inondant les rues de Wetzlar en 1920. Le talent du modeste ingénieur et l’audace de son patron ouvrirent la voie à un procédé nouveau qui révolutionna la photographie : le petit format, qui insuffla chez Leitz une nouvelle épopée industrielle.
Oskar Barnack décéda à Wetzlar en 1936, à 57 ans, après 25 ans de carrière au service de cette firme mondialement réputée.

Oskar Barnack à son bureau, vers la fin de sa vie (1933 ?) ; remarquer le Leica III.

Illustrations d’après des documents émanant d’Ernst Leitz, Wetzlar.
Remerciements à Jean (de Bordeaux) pour son avis de médecin à propos de l’asthme !

Exemples : chercher des images