LEICA
Accueil Dictionnaire

 

Champignon

Infestation mycélienne d'une optique

Voici le fruit des investigations autour d'un objectif "Jupiter" : nous avons examiné cette lentille et les champignons qui commençaient à l’envahir…

1) Caractéristiques de la lentille

La lentille frontale du Jupiter f:2/50 mm est un ménisque convergent de 29 millimètres de diamètre et de 50 millimètres de distance focale ; la face convexe du ménisque est orientée vers l’avant ; sa tranche est cylindrique, haute d’environ un millimètre, dépolie (non peinte en noir). Cette lentille frontale correspond à l’équivalent sur le schéma ci-dessous :

............
Coupe du Sonnar f:2/5 cm (six éléments en trois groupes), 1931.

En raison de sa distance focale égale à celle de l’objectif lui-même, la lentille frontale semble suffire à former l’image ; le rôle des deux groupes arrières (triplet et doublet) est probablement de corriger les aberrations et d’atténuer le vignettage.

2) Moyens d’observation

Après un examen à l’aide d’une forte loupe, nous avons utilisé deux instruments :

  • loupe binoculaire Leica MZ 75,
  • microscope Nikon Eclipse 80i (objectifs Plan 4x/0,10 et Plan Fluor 40x/0,75).
La loupe binoculaire offre un champ plus large que le microscope, qui permet des observations plus détaillées.
Dans les deux cas, l’examen a porté sur la face concave de la lentille, orientée vers le haut.

Eclairage : nous avons utilisé la lumière réfléchie et la lumière transmise, séparément ou conjointement (éclairage combiné).
  • lumière réfléchie : une source de lumière froide Zeiss KL 1500 LCD convoyant la lumière par deux fibres optiques.
  • lumière transmise : éclairage normal du microscope.
En dirigeant convenablement les fibres optiques, la lumière réfléchie crée des couleurs mettant bien en évidence les structures observées ; ces couleurs résultent probablement de la polarisation induite par la réflexion totale sur le dioptre inférieur, c’est-à-dire sur l’intérieur de la face convexe de la lentille (face orientée vers le bas).

Les conditions requises en microscopie n’étaient pas réunies, pour les quatre raisons suivantes :
  • observation à sec (c’est-à-dire dans l’air) contrairement à une préparation microscopique conventionnelle,
  • non-planéité du champ d’observation (concavité de la lentille),
  • hauteur de ce champ trop importante par rapport au condenseur,
  • milieu inférieur non à faces parallèles (la lumière transmise traversant le ménisque).
Les observations furent néanmoins satisfaisantes, à la suite de divers réglages.

Les photos ont été prises de la façon suivante, selon l’instrument utilisé :
  • loupe binoculaire : appareil Canon EOS 550D équipé d’un Summicron-R f:2/90 mm, aligné dans l’axe optique de l’un des deux oculaires.
  • microscope : appareil Nikon D300 monté à demeure dans l’axe optique.
3) Les observations

Localisation et aspect du mycélium

L’infestation mycélienne de cette lentille frontale s’avère assez limitée ; elle paraît avoir été plus importante sur la face externe (convexe), qui avait été nettoyée (nous avons constaté la présence d’un feutrage résiduel en périphérie).
Nous avons observé de nombreux hyphes (filaments mycéliens) sur le pourtour de tout le périmètre de la face interne (concave) ; ces hyphes sont épars ou clairement organisés en "buissons" ramifiés dressés perpendiculairement au périmètre, étroitement plaqués contre le verre ; ces ramifications à partir d’un centre germinatif correspondent au mode de propagation classique du mycélium. Nous n’avons pas observé l’appareil reproducteur permettant la multiplication asexuée par spores, dites conidiospores ou conidies.
Nous nous sommes particulièrement intéressés à deux "buissons" voisins, mesurant respectivement 0,9 et 4,3 millimètres de hauteur, ce dernier étant le plus important de toute la face (il s’agit de l’arborescence remarquée initialement, discernable ici) ; nous avons photographié ces "buissons" dans différentes conditions.
Les hyphes cheminent de façon rectiligne ou sinueuse, certains progressent parallèlement sur une longue distance ; on observe entre eux des confluences et quelques "boucles".
La lumière réfléchie met en évidence un abondant exsudat bleuâtre de part et d’autre de chaque hyphe (teinte due à la polarisation de la lumière ?) ; il s'agit de métabolites excrétés (probablement des polysaccharides) destinés à protéger le mycélium de la dessiccation, selon Joëlle Dupont, une spécialiste consultée que nous remercions. Cet exsudat n’apparaît pas en lumière transmise.

Les photos !

Abréviations :
A
= extérieur de la lentille (dont on voit un arc de périmètre), apparaissant diversement selon l’éclairage utilisé.
B = tranche de la lentille, vue par transparence en raison de la légère inclinaison adoptée.

Photos n° 1 et 2 (loupe binoculaire, lumière réfléchie) – Vues d’ensemble montrant les deux "buissons", selon deux orientations perpendiculaires et deux éclairages différents. La lentille est encore en place dans sa monture (marquée "bague").

1

2

Photo n° 3 (microscope, objectif 4x, éclairage combiné) – Même vue d’ensemble que la photo n° 1, montrant les deux "buissons". Montage de deux photos réalisées selon deux éclairages différents ; en raison du champ couvert, seule la partie inférieure du "grand buisson" a été photographiée. A ce niveau de grossissement, le périmètre de la lentille s’avère assez ébréché et montre de nombreuses entailles dues à l'usinage, orientées à 45°.

3

Photo n° 4 (microscope, objectif 4x, éclairage combiné) – L’une des deux photos du montage ci-dessus, illustrant la partie inférieure du "grand buisson". L’éclairage en lumière réfléchie met bien en évidence l’exsudat (substance excrétée par les hyphes), qui apparaît bleuâtre.
Les stries résiduelles du polissage croisé (à 45°) de la lentille sont perceptibles sur le verre.

4

Photos n° 5 et 6 (microscope, objectif 4x, n° 5 en éclairage combiné et n° 6 en lumière transmise) – Partie inférieure du "grand buisson", orientée perpendiculairement. Deux mises au point ont été réalisées pour tenir compte de la concavité de la lentille, ensuite fusionnées. On voit bien les ramifications des hyphes, leurs confluences et leurs "boucles". L’exsudat n’apparaît pas sur la photo n° 6.
L’échelle d'une lame micrométrique ajoutée à droite de la photo n° 6, photographiée avec le même objectif, mesure un millimètre (divisé en cent centièmes) ; elle permet d’évaluer la dimension de l’objet observé, et a servi de référence pour tracer les barres d’échelle ajoutées aux autres photos.

5

6

Photo n° 7 (microscope, objectif 40x, lumière transmise) – Vue à fort grossissement d’une petite partie du "grand buisson", montrant deux "boucles" (qui peuvent être repérées notamment près du centre la photo n° 4, orientée différemment) ; la structure répétitive le long des hyphes représente probablement le contenu cellulaire ; la largeur d’un hyphe est d’environ 2 micromètres (la barre d’échelle mesure 50 micromètres).

7

Photo n° 8 (microscope, objectif 4x, éclairage combiné) – détail de la partie sommitale du "grand buisson" : les terminaisons d’un hyphe ramifié.

8

Photos n° 9 et 10 (microscope, objectif 4x, éclairage combiné) – Le "petit buisson". L’exsudat s’étend sur une surface proportionnellement importante ; la migration des molécules a suivi les stries résiduelles du polissage croisé de la lentille : les micro-gouttelettes sont alignées selon deux directions croisées à 45°.

9

Photo n° 10 – recadrage de la photo précédente ; le traitement appliqué à cette image matérialise bien les stries résiduelles du polissage, croisées à 45°.

10

4) Nutrition du mycélium

Les champignons ne sont plus classés parmi les végétaux depuis plus de trente ans, mais constituent un règne à part entière nommé Mycètes ou Funji… Quoi qu’il en soit il s’agit d’êtres vivants, qui n’assurent pas leur métabolisme en puisant dans l’air du temps ou – dans le cas présent – en grignotant le verre ! Le développement de mycélium dans certains objectifs photographiques est un sujet souvent évoqué et parfois associé à des croyances erronées ; cette contamination malencontreuse suit simplement les lois de la nature…

La germination de la conidiospore initiale (ou des conidiospores initiales) dans cet objectif ne se serait pas produite si un milieu nourricier n'avait pas existé, en présence d'une humidité indispensable. Le mycélium que nous avons observé s’est donc propagé à partir d'un centre germinatif, qui est aussi un milieu nourricier : graisse ou huile lubrifiant le mécanisme de l’objectif (rampe hélicoïdale de mise au point, lamelles du diaphragme) ; aucune autre origine nutritive n’est envisageable dans un objet technologique fait de métal et de verre. A la surface de la lentille elle-même, sur laquelle il a progressé en se ramifiant, le mycélium ne trouva plus d'éléments nutritifs, aussi sa croissance a fini par s'arrêter (photo n° 8) ; elle a pu également cesser si le milieu ambiant a perdu son humidité.

5) La corrosion du verre par le mycélium

L’infestation mycélienne peut, dans certains cas, endommager les surfaces optiques d’appareils photographiques ou de microscopes (entre autres instruments), notamment dans les régions tropicales humides. On le constate en examinant le verre après nettoyage complet : il ne présente plus la même transparence, ni la même brillance, et paraît localement trouble c’est-à-dire finement dépoli. Une telle corrosion paraît étonnante, en raison de la résistance présumée du verre à la plupart des acides… mais en l’occurrence il ne s’agit pas de verre borosilicaté (Pyrex par exemple) qui serait presque inaltérable : le verre optique, dont la composition – d’ailleurs variée - est très différente, demeure au contraire susceptible d’être attaqué par quelques agents chimiques, d’autant plus s’il est ancien. La biologie des Mycètes ne cesse d’étonner ; leurs hyphes secrètent diverses substances, certaines – de toute évidence corrosives pour les silicates – pouvant en effet attaquer superficiellement le verre.

Victor Bellaich a eu l’amabilité de nous montrer l’objectif de visée (Heidosmat f:2,8/80 mm) de son Rolleiflex, qu’il avait nettoyé après une infestation mycélienne : une petite partie de la surface de l’une des lentilles est devenue dépolie. D’autre part, Victor a restauré un Leica M3 gravement endommagé par une longue exposition à l’humidité : on remarquera ci-dessous les nombreuses traces, sinueuses et verdâtres, laissées par du mycélium sur la face avant de l’élément antérieur du viseur (doublet légèrement divergent), encore bien visibles en dépit d'un méticuleux nettoyage... Victor a confié cet élément à Marc Nicolas qui a effectué un polissage et le viseur a retrouvé sa transparence.

11
Photo © Victor Bellaich, prise après nettoyage et avant polissage (merci Victor ! :wink: ).

6) Epilogue

La composition des graisses et huiles lubrifiant le mécanisme des objectifs photographiques modernes est probablement différente de celles des objectifs anciens : antifongique comme l’envisage Bertrand sur le forum, ou exempte d'éléments nutritifs ? Mais les graisses et huiles modernes sont des composés organiques dérivés du pétrole, ce qui était vraisemblablement le cas de leurs homologues voici un demi-siècle... Quoi qu’il en soit, une précaution essentielle et évidente est de ne pas entreposer le matériel optique dans un lieu humide.

Jean D. et Gilles T